Chapitre XVII
Radjak pénétra dans les anciens appartements du roi Johannès. Amusé, il regarda la collection d’armures qui les meublait.
— Il faudra penser à faire débarrasser la chambre de ces vieilleries, dit-il à Merchak qui le suivait. Je n’ai aucun plaisir à contempler des armes dont je n’ai pas tué le propriétaire.
Deux heures auparavant, il était arrivé avec son armée devant les murailles de Fréquor. Une délégation de bourgeois conduite par le Grand Prêtre vêtu de sa robe rouge de cérémonie était sortie par la grande porte. Les notables avaient alors remis à genoux les clés de la ville en suppliant le Csar de les épargner. Ils étaient livides, grelottant de peur et couverts de sueur. Il avait fait longuement attendre sa réponse, s’amusant de leur panique. Il savait que plus ils craindraient pour leur cité, plus ils accepteraient sans rechigner les conditions du vainqueur. Celles-ci étaient sévères car il avait exigé un tribut en or, en nourriture et en femmes pour la distraction de ses hommes. Sinon, ils auraient été frustrés de ne pouvoir piller à leur guise.
Comme il désirait ceindre officiellement la couronne, Radjak ne pouvait laisser détruire sa capitale. Il avait donc paru se laisser fléchir alors qu’il avait déjà négocié avec le Grand Prêtre.
Il s’assit sur un siège à haut dossier et posa ses bottes sur une table posée devant lui en grognant :
— Ce pauvre Johannès n’avait aucun sens du confort. Il va me falloir arranger cette pièce selon mes goûts. Ce sera un supplément à demander aux bourgeois.
Zak entra à ce moment, suivi du Grand Prêtre qui s’inclina profondément devant le Csar.
— Les habitants de Fréquor m’ont chargé de vous transmettre toute leur gratitude pour avoir épargné leur cité. Ils s’empressent de rassembler le tribut demandé. Toutefois, ils supplient votre grandeur de leur accorder un jour de délai car le mauvais Karlus avait levé un impôt la veille de son départ et ils éprouvent des difficultés pour trouver l’argent.
— Je n’aime guère attendre, gronda Radjak. Vingt-quatre heures mais pas une de plus sinon je fais pendre en place publique dix notables et dix autres par heure de retard.
— Soyez certain de leur empressement à obéir à vos ordres. Je saurai les rappeler à leur devoir. Vous savez que je vous suis tout dévoué. Je vous en ai donné une première preuve en vous informant de la lâche tentative de ce chevalier à l’étoile. J’espère qu’il a eu le châtiment qu’il méritait.
Radjak interrogea du regard Zak.
— Le piège tendu a fonctionné mais avec retard. Ce maudit bâtard a eu le temps d’attaquer un petit détachement, celui qui convoyait une fille qui se disait princesse et qui avait été capturée lors de l’engagement avec un petit groupe de chevaliers.
— Ensuite, s’impatienta Radjak.
— Le lendemain, il a tenté de détruire un convoi mais il est tombé dans le piège tendu. Tout le groupe a été éliminé par les archers, à l’exception de trois cavaliers qui ont fui vers le marais maudit. Poursuivis, ils se sont engagés dans les fondrières. Ils ont péri ainsi que ceux qui les poursuivaient. Des gardes restés sur la rive ont vu de loin des monstres jaillir de l’eau et dévorer tous les hommes. Un spectacle d’horreur ! Par prudence, le chef en second du détachement qui remplaçait l’officier disparu, avait envoyé des hommes patrouiller autour du marais. Quatre d’entre eux ont été massacrés par des monstres.
— Ne pouvait-il s’agir des fugitifs ?
— Certainement pas ! D’après ceux qui ont retrouvé les corps, ils ont été déchiquetés par les griffes de fauves. Un être humain n’aurait jamais pu causer de telles lésions.
— Fort bien, dit Radjak, je pense que nous n’entendrons plus parler de ce baron. Je regrette seulement de ne pas avoir vu la fille.
Le Grand Prêtre s’inclina en disant :
— Je sollicite la permission de me retirer pour aller stimuler le zèle des bourgeois.
À l’instant où il amorçait un demi-tour, Merchak l’apostropha :
— Nous exigeons que vous nous livriez le secret des cristaux donnés aux chevaliers. Où sont vos réserves ?
Comme le Grand Prêtre restait muet, il ajouta :
— Si nécessaire, vous serez torturé jusqu’à ce que vous obéissiez. Croyez-moi, cela sera long et particulièrement pénible car je me chargerai personnellement de la besogne. Sur ce chapitre, j’ai beaucoup d’imagination.
Radjak éclata d’un gros rire.
— C’est fort exact, mieux vaudrait parler maintenant.
Une fine sueur perla au front du Grand Prêtre.
— Vous aviez promis, balbutia-t-il…
— C’est vous qui aviez juré une obéissance inconditionnelle, coupa Merchak.
Le prêtre tomba à genoux en sanglotant :
— Je jure que je ne possède aucun cristal. Je n’ai jamais eu accès à leur connaissance. Seuls les moines noirs en sont les gardiens.
— Où peut-on les trouver ?
— Ils ont une abbaye à Aedler, au Nord-Ouest. Il n’y a qu’une quinzaine de moines et autant de novices. Je sais de source sûre qu’il n’y a aucun cristal là-bas. Le monastère ne sert qu’à tester les jeunes recrues et les rares élus rejoignent la forteresse du cristal. Nul ne sait où elle se trouve. On dit qu’elle est dissimulée dans les montagnes de l’Est mais seuls les initiés peuvent l’atteindre.
Merchak eut un mouvement de colère.
— Comment les chevaliers reçoivent-ils le cristal ?
— Quand un noble avait un fils en âge d’être adoubé, il écrivait au roi qui approuvait la demande. J’ignore à qui il la transmettait mais dans les mois qui suivaient, un moine se présentait dans la demeure du demandeur et procédait à la cérémonie.
— Ces moines noirs viennent-ils régulièrement en ville ?
— Non, ils arrivent sans prévenir dans le lieu où leur présence était souhaitée et nul ne les questionnait.
Merchak lui lança un regard lourd de soupçons.
— Qui est allé dans cette abbaye ?
— Plusieurs jeunes nobles qui souhaitaient se consacrer à la cause du cristal mais aucun n’est revenu.
Après une hésitation, il ajouta :
— Le jeune de Gallas est revenu sur l’ordre de son père mais il n’a fait aucune confidence et a suivi Karlus dans sa fuite.
Un lourd silence s’installa. Tremblant, le Grand Prêtre sentait la sueur couler sur ses joues.
— Va, marmonna Merchak, mais si j’apprends que tu as menti, je me ferai un plaisir de découper de longues lanières de ta peau pour te fouetter avec elles.
Resté seul avec son sorcier, Radjak marmonna :
— Qu’importent ces cristaux ! Les racines de force que tu donnes sont aussi efficaces.
— Ce n’est pas totalement exact même si je le laisse croire pour stimuler le moral des hommes.
— Cela a été suffisant pour défaire les chevaliers.
— La tactique que vous avez mise au point a été l’élément majeur, bien aidée par la sottise et l’outrecuidance des nobles. De plus, l’effet des racines s’épuise rapidement alors que celui du cristal est permanent. Or, notre provision décline vite et sera à peine suffisante pour une prochaine grande bataille.
— Nous la renouvellerons en demandant aux troupes de renfort de nous en apporter.
— Cela sera difficile car la pousse de la plante est très lente et j’ai arraché toutes celles qui avaient atteint l’âge adulte.
— Même s’il a battu le ban et l’arrière-ban de ses vassaux, Karlus ne doit pas disposer de plus d’une centaine de chevaliers. Nous les écraserons sans peine.
Le sorcier secoua la tête pour marquer sa désapprobation.
— Imaginez que le roi déchu profite du répit que nous lui accordons pour adouber un grand nombre de chevaliers. Les campagnes ne manquent pas de jeunes gens qui seraient ravis de l’aubaine.
— Ils ne sauraient pas manier leurs armes.
— Il n’est nul besoin d’un long entraînement pour apprendre à frapper fort. Or, le cristal décuple leurs forces.
Les sourcils froncés, Radjak fit quelques pas dans la chambre pour aller caresser son nouveau falkis. Ce dernier, encore peu habitué à son maître, n’apprécia pas le geste et émit un cri aigu en agitant ses ailes membraneuses.
— Tu pourrais avoir raison, soupira le Csar. Je vais te confier une mission, Merchak. Prends avec toi cinquante cavaliers que tu demanderas à Zirkon car les Lièvres sont les plus rapides de toutes nos tribus. Tu attaqueras l’abbaye d’Aedtler et tu feras parler ces maudits moines. Je ne connais encore personne qui ne se mette pas à chanter quand tu emploies ta science de la torture. Si ces prêtres du cristal se cachent dans les montagnes, je veux connaître l’emplacement exact de la forteresse. En attendant, je ferai renforcer la surveillance au pied des massifs. Comme ils devront traverser notre territoire pour atteindre la région où se terre Karlus, je vais donner l’ordre à mes gens d’arrêter tous les porteurs de froc.
— Pour l’heure, nous n’occupons que la ville et non toute la campagne. Ils pourraient passer à travers les mailles du filet sans difficulté.
Le talon des bottes de Radjak martela le dallage de pierre pendant une longue minute.
— Quand l’ennemi est blessé, il faut l’achever et non lui laisser le temps de se soigner. Je veux suspendre la tête de Karlus à la porte du château pour qu’aucun doute subsiste sur mon pouvoir. En sortant d’ici, appelle Zak pour que je lui donne mes ordres. Que les hommes s’amusent et se reposent car nous partirons après-demain à l’aube pour Rixor. Reviens le plus vite possible d’Aedtler car je risque d’avoir besoin de tes connaissances en alchimie pour écraser le dernier refuge de Karlus. J’aurai ensuite tout le temps de me faire couronner officiellement et de recevoir l’hommage des vassaux qui voudront conserver leur fief.
*
* *
Le soleil chauffait fortement et Paul de Gallas transpirait d’abondance sous son armure. Il songea à sa vie paisible dans la forteresse du cristal que l’appel de son père avait interrompue. Même s’il savait mieux se battre que nombre de chevaliers car il gardait la tête froide en toutes circonstances, il n’aimait pas les combats. Ce moment de découragement ne dura guère car il sentit une onde apaisante envahir ses neurones. Une sensation douce, calme, où l’image du grand Maître Armadérien apparaissait. Se pouvait-il que sa pensée l’atteigne à une aussi grande distance ?
Frère Grégoire chevauchait à ses côtés, les autres moines étaient en retrait, suivis d’une vingtaine d’hommes d’armes à cheval. Les moines n’étaient pas très bavards. Paul appréciait ce silence. Les frères lui avaient transmis le message d’amitié de ceux de la forteresse des montagnes. À cette évocation, Paul se heurta pour la première fois depuis longtemps aux pans obscurs de sa mémoire. Il avait l’impression désagréable d’être un oiseau ne sachant plus voler. Puis, de nouveau, le tumulte de son esprit s’apaisa et il retrouva dans les brumes de son cerveau, le souvenir de ses anciens compagnons. Les prêtres du cristal étaient plongés dans leurs pensées mais ils chevauchaient à bride abattue avec la maîtrise de véritables chevaliers.
L’abbaye d’Aedtler n’était plus très loin et de Gallas pouvait apercevoir le sommet de la chapelle. Avec surprise, il vit quatre chariots déjà aux trois quarts emplis et moines et novices s’affairaient autour. L’évacuation avait commencé. Paul sauta à terre et tendit les rênes de son dalka à un novice en robe marron. Rapidement, il ordonna à ses hommes de donner un coup de main aux moines puis il suivit Grégoire dans l’appartement du supérieur de l’abbaye. Un vieil homme en robe noire jetait des parchemins dans la cheminée où ronflait un grand feu. Il eut un sourire chaleureux pour accueillir les arrivants. Il avait le dos voûté par l’âge mais gardait des yeux alertes et pleins de vie. Sa voix chevrotait légèrement.
— Frère Paul, quelle joie de vous revoir !
— Mon Père, dit Paul en secouant la tête, je suis désolé mais je ne me souviens pas de vous. Depuis que j’ai quitté la forteresse du cristal, beaucoup de connaissances se sont effacées.
— C’est vrai, j’aurais dû y penser. Il est dommage que vous ayez été contraint de partir car vous étiez un esprit très prometteur.
Frère Grégoire interrompit le dialogue.
— Les Godommes ont envahi Fréquor et ne tarderont pas à arriver ici. Nous devons évacuer l’abbaye et rejoindre Temprudor afin d’embarquer sur les nefs que le roi a mises à notre disposition.
Un soupir échappa au Père.
— Je sais que nous devons faire vite car le cristal a perçu des pensées hostiles qui approchent. Je détruis les seules cartes indiquant le chemin de la vallée de notre forteresse. Bien que ce ne soit qu’un premier indice pour atteindre ses murs, nous ne pouvons laisser les Godommes les trouver.
Le parchemin crépitait dans les flammes. Pendant quelques secondes, ils regardèrent disparaître ce dernier maillon qui les reliait au monastère lointain qu’ils ne pourraient rejoindre avant longtemps. Comme s’il avait deviné l’inquiétude de ses amis, le Père ajouta :
— Ne vous tourmentez pas. Quand cela sera possible, le Grand Maître nous fera retrouver notre chemin.
Une sérénité communicative se lisait dans son regard. Quelques instants plus tard, les chariots commencèrent à rouler. Le Père était installé sur celui de tête tandis que de Gallas et ses hommes formaient l’arrière-garde.